« Que diable cela veut-il dire ? » marmotta le préfet avec étonnement.

Il prit le chocolat, le regarda, et tout de suite son examen lui montra ce que cette tablette, de matière un peu molle, offrait de particulier, et les raisons certaines pour lesquelles l’inspecteur Vérot l’avait conservée. En dessus et en dessous, elle portait des empreintes de dents, très nettement dessinées, très nettement détachées les unes des autres, enfoncées de deux ou trois millimètres dans le bloc de chocolat, chacune ayant sa forme et sa largeur spéciales, et chacune écartée des autres par un intervalle différent. La mâchoire qui avait ainsi commencé à croquer la tablette avait incrusté la marque de quatre de ses dents supérieures et de cinq dents du bas.

M. Desmalions resta pensif, et, la tête baissée, il reprit durant quelques minutes sa promenade de long en large, en murmurant :

« Bizarre ! Il y a là une énigme dont je voudrais bien avoir le mot… Cette feuille de papier, ces empreintes de dents… Que signifie toute cette histoire ? »

Mais, comme il n’était pas homme à s’attarder longtemps à une énigme dont la solution devait lui être révélée d’un moment à l’autre, puisque l’inspecteur Vérot se trouvait dans la préfecture même, ou aux environs, il dit à son secrétaire :

« Je ne puis faire attendre ces messieurs plus longtemps. Veuillez donner l’ordre qu’on les fasse entrer. Si l’inspecteur Vérot arrive durant la réunion, comme cela est inévitable, prévenez-moi aussitôt. J’ai hâte de le voir. Sauf cela, qu’on ne me dérange sous aucun prétexte, n’est-ce pas ? »

Deux minutes après, l’huissier introduisait maître Lepertuis, gros homme rubicond, à lunettes et à favoris, puis le secrétaire d’ambassade, Archibald Bright, et l’attaché péruvien Cacérès. M. Desmalions, qui les connaissait tous trois, s’entretint avec eux et ne les quitta que pour aller au-devant du commandant comte d’Astrignac, le héros de la Chouia, que ses blessures glorieuses avaient contraint à une retraite prématurée, et auquel il adressa quelques mots chaleureux sur sa belle conduite au Maroc.

La porte s’ouvrit encore une fois.

« Don Luis Perenna, n’est-ce pas ? » dit le préfet en tendant la main à un homme de taille moyenne, plutôt mince, décoré de la médaille militaire et de la Légion d’honneur, et que sa physionomie, que son regard, que sa façon de se tenir et son allure très jeune, permettaient de considérer comme un homme de quarante ans, bien que certaines rides au coin des yeux et sur le front indiquassent quelques années de plus.

Il salua.

« Oui, monsieur le préfet. »

Le commandant d’Astrignac s’écria :

« C’est donc vous, Perenna ! Vous êtes donc encore de ce monde ?

– Ah ! mon commandant ! Quel plaisir de vous revoir !

– Perenna vivant ! Mais quand j’ai quitté le Maroc, on était sans nouvelles de vous. On vous croyait mort.

– Je n’étais que prisonnier.

– Prisonnier des tribus, c’est la même chose.

– Pas tout à fait, mon commandant, on s’évade de partout… La preuve… »

Durant quelques secondes, le préfet de police examina, avec une sympathie dont il ne pouvait se défendre, ce visage énergique, à l’expression souriante, aux yeux francs et résolus, au teint bronzé comme cuit et recuit par le feu du soleil.

Puis, faisant signe aux assistants de prendre place autour de son bureau, lui-même s’assit et s’expliqua de la sorte, en un préambule articulé nettement et lentement :

« La convocation que j’ai adressée à chacun de vous, messieurs, a dû vous paraître quelque peu sommaire et mystérieuse… Et la manière dont je vais entamer notre conversation ne sera point pour atténuer votre étonnement. Mais, si vous voulez m’accorder quelque crédit, il vous sera facile de constater qu’il n’y a rien dans tout cela que de très simple et de très naturel. D’ailleurs, je serai aussi bref que possible. »

Il ouvrit devant lui le dossier préparé par son secrétaire, et, tout en consultant les notes, il reprit :

« Quelques années avant la guerre de 1870, trois sœurs, trois orphelines âgées de vingt-deux, de vingt et de dix-huit ans, Ermeline, Élisabeth et Armande Roussel, habitaient Saint-Étienne avec un cousin germain du nom de Victor, plus jeune de quelques années.

« L’aînée, Ermeline, quitta Saint-Étienne la première pour suivre à Londres un Anglais du nom de Mornington, qu’elle devait épouser et dont elle eut un fils qui reçut le prénom de Cosmo. Le ménage était pauvre et traversa de rudes épreuves. Plusieurs fois, Ermeline écrivit à ses sœurs pour leur demander quelques secours. Ne recevant pas de réponse, elle cessa toute correspondance. Vers 1875, M. et Mme Mornington partirent pour l’Amérique. Cinq ans plus tard, ils étaient riches. M. Mornington mourut en 1883, mais sa femme continua de gérer la fortune qui lui était léguée, et comme elle avait le génie de la spéculation et des affaires elle porta cette fortune à un chiffre colossal. Quand elle décéda, en 1905, elle laissait à son fils la somme de 400 millions. »

Le chiffre parut faire quelque impression sur les assistants. Le préfet ayant surpris un regard entre le commandant et don Luis Perenna, leur dit :

« Vous avez connu Cosmo Mornington, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur le préfet, répliqua le comte d’Astrignac. Il séjournait au Maroc quand nous y combattions, Perenna et moi.

– En effet, reprit M. Desmalions, Cosmo Mornington s’était mis à voyager. Il s’occupait de médecine, m’a-t-on dit, et donnait ses soins, lorsque l’occasion s’en présentait, avec beaucoup de compétence, et gratuitement bien entendu. Il habita l’Égypte, puis l’Algérie et le Maroc, et, à la fin de 1914, passa en Amérique pour y soutenir la cause des Alliés. L’année dernière, après l’armistice, il s’établit à Paris. Il y est mort voici quatre semaines, à la suite de l’accident le plus stupide.

– Une piqûre mal faite, n’est-ce pas, monsieur le préfet ? dit le secrétaire d’ambassade des États-Unis. Les journaux ont parlé de cela, et nous-mêmes, à l’ambassade, nous avons été prévenus.

– Oui, déclara M. Desmalions. Pour se remettre d’une longue influenza qui l’avait tenu au lit tout l’hiver, M. Mornington, sur l’ordre de son docteur, se faisait des piqûres de glycérophosphate de soude. L’une de ces piqûres n’ayant pas été entourée, évidemment, de toutes les précautions nécessaires, la plaie s’envenima avec une rapidité foudroyante. En quelques heures, M. Mornington était emporté. »

Le préfet de police se retourna vers le notaire et lui dit :

« Mon résumé est-il conforme à la réalité, maître Lepertuis ?

– Exactement conforme, monsieur le préfet. »

M. Desmalions reprit :

« Le lendemain matin, maître Lepertuis se présentait ici, et, pour des raisons que la lecture de ce document vous expliquera, me montrait le testament de Cosmo Mornington que celui-ci avait déposé entre ses mains. »

Tandis que le préfet compulsait les papiers, maître Lepertuis ajouta :

« Monsieur le préfet me permettra de spécifier que je n’ai vu mon client, avant d’être appelé à son lit de mort, qu’une seule fois : le jour où il me manda dans la chambre de son hôtel pour me remettre le testament qu’il venait d’écrire. C’était au début de son influenza. Dans notre conversation, il me confia qu’il avait fait, en vue de retrouver la famille de sa mère, quelques recherches qu’il comptait poursuivre sérieusement après sa guérison. Les circonstances l’en empêchèrent. »

Cependant le préfet de police avait sorti du dossier une enveloppe ouverte qui contenait deux feuilles de papier. Il déplia la plus grande et dit :

« Voici le testament. Je vous demanderai d’en écouter la lecture avec attention, ainsi que celle de la pièce annexe qui l’accompagne.

« Je, soussigné Cosmo Mornington, fils légitime de Hubert Mornington et d’Ermeline Roussel, naturalisé citoyen des États-Unis, lègue à mon pays d’adoption la moitié de ma fortune, pour être employée en œuvres de bienfaisance, conformément aux instructions écrites de ma main, que maître Lepertuis voudra bien transmettre à l’ambassade des États-Unis.

« Pour les deux cents millions environ constitués par mes dépôts dans diverses banques de Paris et de Londres, dépôts dont la liste est en l’étude de maître Lepertuis, je les lègue, en souvenir de ma mère bien-aimée, d’abord à sa sœur préférée, Élisabeth Roussel, ou aux héritiers en ligne directe d’Élisabeth Roussel – sinon à sa seconde sœur, Armande Roussel, ou aux héritiers directs d’Armande –, sinon, à leur défaut, à leur cousin Victor ou à ses héritiers directs.

« Au cas où je disparaîtrais sans avoir retrouvé les membres survivants de la famille Roussel ou du cousin des trois sœurs, je demande à mon ami don Luis Perenna de faire toutes les recherches nécessaires. Je le nomme à cet effet mon exécuteur testamentaire pour la partie européenne de ma fortune, et je le prie de prendre en main la conduite des événements qui pourraient survenir après ma mort, ou par suite de ma mort, de se considérer comme mon représentant, et d’agir en tout pour le bien de ma mémoire et l’accomplissement de mes volontés. En reconnaissance de ce service, et en mémoire des deux fois où il me sauva la vie, il voudra bien accepter la somme d’un million.

Le préfet s’interrompit quelques instants. Don Luis murmura :

« Pauvre Cosmo… Je n’avais pas besoin de cela pour remplir ses derniers vœux. »

« En outre, continua M. Desmalions reprenant sa lecture, en outre, si, trois mois après ma mort, les recherches faites par don Luis Perenna et par maître Lepertuis n’ont pas abouti, si aucun héritier ni aucun survivant de la famille Roussel ne s’est présenté pour recueillir l’héritage, la totalité des deux cents millions sera définitivement, et quelles que puissent être les réclamations ultérieures, acquise à mon ami don Luis Perenna. Je le connais assez pour savoir qu’il fera de cette fortune un emploi conforme à la noblesse de ses desseins et à la grandeur des projets dont il m’entretenait, avec un tel enthousiasme, sous la tente marocaine. »

M. Desmalions s’arrêta de nouveau et leva les yeux sur don Luis. Il demeurait impassible, silencieux. Une larme pourtant brilla à la pointe de ses cils. Le comte d’Astrignac lui dit :

« Mes félicitations, Perenna.

– Mon commandant, répondit-il, je vous ferai remarquer que cet héritage est subordonné à une condition. Et je vous jure bien que, si cela dépend de moi, les survivants de la famille Roussel seront retrouvés.

– J’en suis sûr, dit l’officier, je vous connais.

– En tout cas, demanda le préfet de police à don Luis, cet héritage… conditionnel, vous ne le refusez pas ?

– Ma foi non, dit Perenna en riant. Il y a des choses qu’on ne refuse pas.

– Ma question, dit le préfet, est motivée par ce dernier paragraphe du testament :

« Si, pour une raison ou pour une autre, mon ami Perenna refusait cet héritage, ou bien s’il était mort avant la date fixée pour le recueillir, je prie M. l’ambassadeur des États-Unis et M. le préfet de police de s’entendre sur les moyens de construire à Paris et d’entretenir une université réservée aux étudiants et aux artistes de nationalité américaine. M. le préfet de police voudra bien en tout cas prélever une somme de trois cent mille francs qu’il versera dans la caisse de ses agents. »

M. Desmalions replia la feuille de papier et en prit une autre.

« À ce testament est joint un codicille constitué par une lettre que M. Mornington écrivit quelque temps après à maître Lepertuis, et où il s’explique sur certains points de façon plus précise :

« Je demande à maître Lepertuis d’ouvrir mon testament le lendemain de ma mort, en présence de M. le préfet de police, lequel voudra bien tenir la chose entièrement secrète durant un mois. Un mois après, jour pour jour, il aura l’obligeance de réunir dans son cabinet un membre important de l’ambassade des États-Unis, maître Lepertuis et don Luis Perenna. Après lecture, un chèque d’un million devra être remis à mon légataire et ami don Luis Perenna sur le simple examen de ses papiers et sur la simple constatation de son identité. J’aimerais que cette constatation fût faite : au point de vue de la personne, par le commandant comte d’Astrignac, qui fut son chef au Maroc et qui, malheureusement, a dû prendre une retraite prématurée ; au point de vue de l’origine, par un membre de la légation du Pérou, puisque don Luis Perenna, bien qu’ayant conservé la nationalité espagnole, est né au Pérou.

« En outre, j’exige que mon testament ne soit communiqué aux héritiers Roussel que deux jours plus tard, et en l’étude de maître Lepertuis.

« Enfin – et ceci est la dernière expression de mes volontés pour ce qui concerne l’attribution de ma fortune et le mode de procéder à cette attribution –, M. le préfet voudra bien convoquer une seconde fois les mêmes personnes dans son cabinet à une date qui pourra être choisie par lui entre le soixantième et le quatre-vingt-dixième jour qui suivra la première réunion. C’est alors, et alors seulement, que l’héritier définitif sera désigné d’après ses droits et proclamé ; et nul ne pourra l’être s’il n’assiste à cette séance, à l’issue de laquelle don Luis Perenna, qui devra s’y rendre également, deviendra l’héritier définitif, si, comme je l’ai dit, aucun survivant de la famille Roussel et du cousin Victor ne s’est présenté pour recueillir l’héritage. »

« Tel est le testament de M. Cosmo Mornington, conclut le préfet de police, et telles sont les raisons de votre présence ici, messieurs. Une sixième personne doit être introduite tout à l’heure, un de mes agents que j’ai chargé de faire une première enquête sur la famille Roussel et qui vous rendra compte de ses recherches. Mais, pour l’instant, nous devons procéder conformément aux prescriptions du testateur. Les papiers que, sur ma demande, don Luis Perenna m’a fait remettre, il y a deux semaines, et que j’ai examinés moi-même, sont parfaitement en règle. Au point de vue de l’origine, j’ai prié M. le ministre du Pérou de vouloir bien réunir les renseignements les plus précis.

– C’est à moi, monsieur le préfet, dit M. Cacérès, l’attaché péruvien, que M. le ministre du Pérou a confié cette mission. Elle fut facile à remplir. Don Luis Perenna est d’une vieille famille espagnole émigrée il y a trente ans, mais qui a conservé ses terres et ses propriétés d’Europe. De son vivant, le père de don Luis, que j’ai rencontré en Amérique, parlait de son fils unique avec ferveur. C’est notre légation qui a appris au fils, voilà cinq ans, la mort du père. Voici la copie de la lettre écrite au Maroc.

– Et voilà la lettre elle-même, communiquée par don Luis Perenna, dit le préfet de police. Et vous, mon commandant, vous reconnaissez le légionnaire Perenna qui combattit sous vos ordres ?

– Je le reconnais, dit le comte d’Astrignac.

– Sans erreur possible ?

– Sans erreur possible et sans le moindre sentiment d’hésitation. »

Le préfet de police se mit à rire et insinua :

« Vous reconnaissez le légionnaire Perenna que ses camarades, par une sorte d’admiration stupéfiée pour ses exploits, appelaient Arsène Lupin ?

– Oui, monsieur le préfet, riposta le commandant, celui que ses camarades appelaient Arsène Lupin, mais que ses chefs appelaient tout court : le héros, celui dont nous disions qu’il était brave comme d’Artagnan, fort comme Porthos…

– Et mystérieux comme Monte-Cristo, dit en riant le préfet de police. Tout cela en effet se trouve dans le rapport que j’ai reçu du 4e régiment de la Légion étrangère, rapport inutile à lire dans son entier, mais où je constate ce fait inouï que le légionnaire Perenna, en l’espace de deux ans, fut décoré de la médaille militaire, décoré de la Légion d’honneur pour services exceptionnels, et cité sept fois à l’ordre du jour. Je relève au hasard…

– Monsieur le préfet, je vous en supplie, protesta don Luis, ce sont là des choses banales, et je ne vois pas l’intérêt…

– Un intérêt considérable, affirma M. Desmalions. Ces messieurs sont ici, non pas seulement pour entendre la lecture d’un testament, mais aussi pour en autoriser l’exécution dans la seule de ses clauses qui soit immédiatement exécutoire : la délivrance d’un legs s’élevant à un million. Il faut donc que la religion de ces messieurs soit éclairée sur le bénéficiaire de ce legs. Par conséquent, je continue…

– Alors, monsieur le préfet, dit Perenna en se levant et en se dirigeant vers la porte, vous me permettrez…

– Demi-tour !… Halte !… Fixe ! » ordonna le commandant d’Astrignac d’un ton de plaisanterie.

Il ramena don Luis en arrière au milieu de la pièce et le fit asseoir.

« Monsieur le préfet, je demande grâce pour mon ancien compagnon d’armes, dont la modestie serait, en effet, mise à une trop rude épreuve si on lisait devant lui le récit de ses prouesses. D’ailleurs, le rapport est ici et chacun peut le consulter. D’avance, et sans le connaître, je souscris aux éloges qu’il contient, et je déclare que dans ma carrière militaire, si remplie pourtant, je n’ai jamais rencontré un soldat qui pût être comparé au légionnaire Perenna. Cependant, j’en ai vu des gaillards là-bas, des sortes de démons comme on n’en trouve qu’à la Légion, qui se font crever la peau pour le plaisir, pour la rigolade, comme ils disent, histoire d’épater le voisin. Mais aucun ne venait à la cheville de Perenna. Celui que nous appelions d’Artagnan, Porthos, de Bussy, méritait d’être mis en parallèle avec les héros les plus étonnants de la légende et de la réalité. Je l’ai vu accomplir des choses que je ne voudrais pas raconter sous peine d’être traité d’imposteur, des choses si invraisemblables qu’aujourd’hui, de sang-froid, je me demande si je suis sûr de les avoir vues. Un jour, à Settat, comme nous étions poursuivis…

– Un mot de plus, mon commandant, s’écria gaiement don Luis, et je sors, tout de bon cette fois. Vrai, vous avez une façon d’épargner ma modestie…

– Mon cher Perenna, reprit le comte d’Astrignac, je vous ai toujours dit que vous aviez toutes les qualités et un seul défaut c’est de n’être pas Français.

– Et je vous ai toujours répondu, mon commandant, que j’étais Français par ma mère, et que je l’étais aussi de cœur et de tempérament. Il y a des choses que l’on ne peut accomplir que si l’on est Français. »

Les deux hommes se serrèrent la main de nouveau affectueusement.

« Allons, dit le préfet de police, qu’il ne soit plus question de vos prouesses, monsieur, ni de ce rapport. J’y relèverai cependant ceci, c’est qu’au cours de l’été 1915 vous êtes tombé dans une embuscade de quarante Berbères, que vous avez été capturé et que vous n’avez reparu à la Légion que le mois dernier.

– Oui, monsieur le préfet, pour être désarmé, mes cinq années d’engagement étant largement dépassées.

– Mais comment M. Cosmo Mornington a-t-il pu vous désigner comme légataire puisque, au moment où il rédigeait son testament, vous étiez disparu depuis quatre ans ?

– Cosmo et moi, nous correspondions.

– Hein ?

– Oui, et je lui avais annoncé mon évasion prochaine et mon retour à Paris.

– Mais par quel moyen ?… Où étiez-vous ? Et comment vous fut-il possible ?… »

Don Luis sourit sans répondre.

« Monte-Cristo, cette fois, dit M. Desmalions, le mystérieux Monte-Cristo…

– Monte-Cristo, si vous voulez, monsieur le préfet. Le mystère de ma captivité, de mon évasion, bref, de toute ma vie pendant la guerre, est en effet assez étrange. Peut-être un jour sera-t-il intéressant de l’éclaircir. Je demande un peu de crédit. »

Il y eut un silence. M. Desmalions examina de nouveau ce singulier personnage, et il ne put s’empêcher de dire, comme s’il eût obéi à une association d’idées dont lui-même ne se fût pas rendu compte :

« Un mot encore… le dernier. Pour quelles raisons vos camarades vous donnaient-ils ce surnom bizarre d’Arsène Lupin ? Était-ce seulement une allusion à votre audace, à votre force physique ?

– Il y avait autre chose, monsieur le préfet, la découverte d’un vol très curieux, dont certains détails inexplicables en apparence, m’avaient permis de désigner l’auteur.

– Vous avez donc le sens de ces affaires ?

– Oui, monsieur le préfet, une certaine aptitude que j’eus l’occasion d’exercer plusieurs fois en Afrique. D’où mon surnom d’Arsène Lupin, dont on parlait beaucoup à cette époque, à la suite de sa mort.

– Ce vol était important ?

– Assez, et commis justement au préjudice de Cosmo Mornington, qui habitait alors la province d’Oran. C’est de là que datent nos relations. »

Il y eut un nouveau silence, et don Luis ajouta :

« Pauvre Cosmo !… Cette aventure lui avait donné une confiance inébranlable dans mes petits talents de policier. Il me disait toujours « Perenna, si je meurs assassiné (c’était une idée fixe chez lui qu’il mourrait de mort violente), si je meurs assassiné, jurez-moi de poursuivre le coupable. »

– Ses pressentiments n’étaient pas justifiés, dit le préfet de police. Cosmo Mornington n’a pas été assassiné.

– C’est ce qui vous trompe, monsieur le préfet », déclara Don Luis.

M. Desmalions sursauta.

« Quoi ! Qu’est-ce que vous dites ? Cosmo Mornington…

– Je dis que Cosmo Mornington n’est pas mort, comme on le croit, d’une piqûre mal faite, mais il est mort, comme il le redoutait, de mort violente.

– Mais, monsieur, votre assertion ne repose sur rien.

– Sur la réalité, monsieur le préfet.

– Étiez-vous là ? Savez-vous quelque chose ?

– Je n’étais pas là le mois dernier. J’avoue même que, quand je suis arrivé à Paris, n’ayant pas lu les journaux de façon régulière, j’ignorais la mort de Cosmo. C’est vous, monsieur le préfet, qui me l’avez apprise tout à l’heure.

– En ce cas, monsieur, vous n’en pouvez connaître que ce que j’en connais, et vous devez vous en remettre aux constatations du médecin.

– Je le regrette, mais, pour ma part, ces constatations sont insuffisantes.

– Mais enfin, monsieur, de quel droit cette accusation ? Avez-vous une preuve ?

– Oui.

– Laquelle ?

– Vos propres paroles, monsieur le préfet.

– Mes paroles ?

– Celles-ci, monsieur le préfet. Vous avez dit, d’abord, que Cosmo Mornington s’occupait de médecine et qu’il pratiquait avec beaucoup de compétence, et, ensuite, qu’il s’était fait une piqûre qui, mal donnée, avait provoqué une inflammation mortelle et l’avait emporté en quelques heures.

– Oui.

– Eh bien, monsieur le préfet, j’affirme qu’un monsieur qui s’occupe de médecine avec beaucoup de compétence et qui soigne des malades comme le faisait Cosmo Mornington, est incapable de se donner une piqûre sans l’entourer de toutes les précautions antiseptiques nécessaires. J’ai vu Cosmo à l’œuvre, je sais comment il s’y prenait.

– Alors ?

– Alors, le médecin a écrit un certificat comme le font tous les médecins quand un indice quelconque n’éveille pas leurs soupçons.

– De sorte que votre avis ?…

– Maître Lepertuis, demanda Perenna en se tournant vers le notaire, lorsque vous fûtes appelé au lit de mort de M. Mornington, vous n’avez rien remarqué d’anormal ?

– Non, rien. M. Mornington était entré dans le coma.

– Il est déjà bizarre, nota don Luis, qu’une piqûre, si mauvaise qu’elle soit, produise des résultats si rapides. Il ne souffrait pas ?

– Non… ou plutôt si… si, je me rappelle, le visage offrait des taches brunes que je n’avais pas vues la première fois.

– Des taches brunes ? Cela confirme mon hypothèse ! Cosmo Mornington a été empoisonné.

– Mais comment ? s’écria le préfet.

– Par une substance quelconque que l’on aura introduite dans une des ampoules de glycérophosphate, ou dans la seringue dont se servait le malade.

– Mais le médecin ? ajouta M. Desmalions.

– Maître Lepertuis, reprit Perenna, avez-vous fait observer au médecin la présence de ces taches brunes ?

– Oui, il n’y attacha aucune importance.

– C’était son médecin ordinaire ?

– Non. Son médecin ordinaire, le docteur Pujol, un de mes amis précisément, et qui m’avait adressé à lui comme notaire, était malade. Celui que j’ai vu à son lit de mort devait être un médecin du quartier.

– Voici son nom et son adresse, dit le préfet de police qui avait cherché le certificat dans le dossier. Docteur Bellavoine, 14, rue d’Astorg.

— Vous avez un annuaire des médecins, monsieur le préfet ? »

M. Desmalions ouvrit un annuaire qu’il feuilleta. Au bout d’un instant, il déclarait :

« Il n’y a pas de docteur Bellavoine, et aucun docteur n’habite au 14 de la rue d’Astorg. »

Un assez long silence suivit cette déclaration. Le secrétaire d’ambassade et l’attaché péruvien avaient suivi l’entretien avec un intérêt passionné. Le commandant d’Astrignac hochait la tête d’un air approbateur : pour lui Perenna ne pouvait pas se tromper.

Le préfet de police avoua :

« Évidemment… évidemment… il y a là un ensemble de circonstances… plutôt équivoques… Ces taches brunes… ce médecin… C’est une affaire à étudier… »

Et, comme malgré lui, interrogeant don Luis Perenna, il dit :

« Et sans doute, selon vous, il y aurait corrélation entre le crime… possible et le testament de M. Mornington ?

– Cela je l’ignore, monsieur le préfet. Ou alors il faudrait supposer que quelqu’un connaissait le testament. Croyez-vous que ce soit le cas, maître Lepertuis ?

– Je ne crois pas, car M. Mornington semblait agir avec beaucoup de circonspection.

– Et il n’est pas admissible, n’est-ce pas, qu’une indiscrétion ait pu être commise en votre étude ?

– Par qui ? Moi seul ai manié ce testament, et moi seul d’ailleurs ai la clef du coffre où je range tous les soirs les documents de cette importance.

– Ce coffre n’a pas été l’objet d’une effraction ? Il n’y a pas eu de cambriolage dans votre étude ?

– Non.

– C’est un matin que vous avez vu Cosmo Mornington ?

– Un vendredi matin.

– Qu’avez-vous fait du testament jusqu’au soir, jusqu’à l’instant où vous l’avez rangé dans votre coffre-fort ?

– Probablement l’aurai-je mis dans le tiroir de mon bureau.

– Et ce tiroir n’a pas été forcé ? »

Maître Lepertuis parut stupéfait et ne répondit pas.

« Eh bien ? reprit Perenna.

– Eh bien… oui… je me rappelle… il y a eu quelque chose… ce jour-là, ce même vendredi.

– Vous êtes sûr ?

– Oui. Quand je suis revenu après mon déjeuner, j’ai constaté que le tiroir n’était pas fermé à clef. Pourtant je l’avais fermé, cela sans aucune espèce de doute. Sur le moment, je n’ai attaché à cet incident qu’une importance relative. Aujourd’hui, je comprends… je comprends… »

Ainsi se vérifiaient au fur et à mesure toutes les hypothèses imaginées par don Luis Perenna, hypothèses appuyées, il est vrai, sur quelques indices, mais où il y avait, avant tout, une part d’intuition et de divination, réellement surprenante chez un homme qui n’avait assisté à aucun des événements qu’il reliait entre eux avec tant d’habileté.

« Nous n’allons pas tarder, monsieur, dit le préfet de police, à contrôler vos assertions, un peu hasardées, avouez-le, avec le témoignage plus rigoureux d’un de mes agents que j’ai chargé de cette affaire… et qui devrait être ici.

– Son témoignage porte-t-il sur les héritiers de Cosmo Mornington ? demanda le notaire.

– Sur les héritiers d’abord, puisque avant-hier il me téléphonait qu’il avait réuni tous les renseignements, et aussi sur les points mêmes dont… Mais tenez… je me rappelle qu’il a parlé à mon secrétaire d’un crime commis il y a un mois, jour pour jour. Or, il y a un mois, jour pour jour, que M. Cosmo Mornington… »

D’un coup sec, M. Desmalions appuya sur un timbre.

Aussitôt son secrétaire particulier accourut.

« L’inspecteur Vérot ? demanda vivement le préfet de police.

– Il n’est pas encore de retour.

– Qu’on le cherche ! Qu’on l’amène ! Il faut le trouver à tout prix et sans retard. »

Et, s’adressant à don Luis Perenna :

« Voilà une heure que l’inspecteur Vérot est venu ici assez souffrant, très agité, paraît-il, en se disant surveillé, poursuivi. Il avait à me communiquer les déclarations les plus importantes sur l’affaire Mornington et à mettre la police en garde contre deux assassinats qui doivent être commis cette nuit et qui seraient la conséquence du meurtre de Cosmo Mornington.

– Et il était souffrant ?

– Oui, mal à son aise, et très bizarre même, l’imagination frappée. Par prudence, il m’a fait remettre un rapport détaillé sur l’affaire. Or, ce rapport n’est autre chose qu’une feuille de papier blanc. Voici cette feuille et son enveloppe. Et voici une boîte de carton qu’il a déposée également et qui contenait une tablette de chocolat avec des empreintes de dents.

– Puis-je voir ces deux objets, monsieur le préfet ?

– Oui, mais ils ne vous apprendront rien du tout.

– Peut-être… »

Don Luis examina longuement la boîte en carton et l’enveloppe jaune où se lisait l’inscription « Café du Pont-Neuf ». On attendait ses paroles comme si elles eussent dû apporter une lumière imprévue. Il dit simplement :

« L’écriture n’est pas la même sur l’enveloppe et sur la petite boîte. L’écriture de l’enveloppe est moins nette, un peu tremblante, visiblement imitée.

– Ce qui prouve ?…

– Ce qui prouve, monsieur le préfet, que cette enveloppe jaune ne provient pas de votre agent. Je suppose qu’après avoir écrit son rapport sur une table du café du Pont-Neuf et l’avoir cacheté, il aura eu un moment de distraction pendant lequel on a substitué à son enveloppe une autre enveloppe portant la même adresse, mais ne contenant qu’une feuille blanche.